Colloque "Epistémologie de l'exobiologie"
Paris, 15 mai 2001

Cahiers François Viète, No 4 p. 91, 2002
(Publié par le Centre François Viète,, Université de Nantes)

L'exobiologie, l'imaginaire et le symbolique
Une épistémo-analyse de la "vie extrasolaire"

Jean Schneider, CNRS - Observatoire de Paris
jean.schneider@obspm.fr

 

La recherche de la vie sur les planètes extrasolaires

 

Si d'ici une décennie la recherche de vie sur Mars ou Europa a échoué, il restera néanmoins un territoire immense à explorer, les planètes extrasolaires. A ce jour, environ 80 systèmes planétaires ont été découverts dans un voisinage d'une centaine d'années-lumière (liste mise à jour sur http://www.obspm.fr/planetes). On en extrapole qu'il doit exister plusieurs milliards de planètes dans la Galaxie. Comme il n'est pas question d'y envoyer des missions in situ avant la fin du siècle, même vers les plus proches, la recherche de vie sur ces planètes ne peut se faire que par télédétection. Elle prend deux formes concrètes très différentes: la recherche de signatures technologiques et la recherche de biosignatures. Les signatures technologiques seraient des signaux optiques ou radio présentant quelques caractères ``artificiels'', comme par exemple un profil temporel carré analogue à nos télécommunications. C'est ce qu'on appelle le programme SETI. Les biosignatures concernent une physiologie extrasolaire. Pour l'instant, on se cantonne, à moitié par prudence méthodologique et à moitié par conservatisme, à une biochimie du carbone et de l'eau. Comme les recherches SETI n'ont rien donné, on se dit que la vie doit plutôt exister sous une forme primitive. Cela justifie la démarche consistant à s'interroger sur des analogues de la ``vie primitive'' sur Terre, ou plus exactement du roman qu'on bâtit sur cette expression 1. Plus spécifiquement, on cherche les effets directs ou indirects d'equivalents du processus de photosynthèse. Les effets directs sont la couleur de la végétation. Les effets indirects sont la production d'oxygène (pour les organismes phototropes, i.e. les plantes) ou de méthane (décomposition des plantes). Ces objectifs donnent lieu à plusieurs missions spatiales. Les deux plus significatives sont Corot, qui doit détecter les première Terres extrasolaires à partir de 2005-2006, et Terrestrial Planet Finder de la NASA qui va chercher soit la végétation soit les gaz, soit les deux à partir de 2015; il aura vraisemblablement un précurseur vers 2008 pour faire les premières images d'une exo-Terre. Au delà, une étape trés importante sera franchie lorsqu'on pourra, vraisemblablement à partir de 2030, faire la cartographie d'une planète. Pour ce faire, il faudra des interféromètres de quelques milliers de kilomètres d'envergure. C'est possible, il en existe déjà sur Terre dans le domaine radio. Mais la visualisation de la vie nécessitera sans doute des missions in situ, ce qui n'est pas pour avant la fin du siècle.

 

Epistémo-analyse de l'exobiologie

 

Mais je m'égare, nous ne sommes pas ici pour faire de la vulgarisation, mais de l'épistémologie. Je voudrais donc revenir à ce qui est à la fois l'objet de cette journée et le plus important, compte tenu de ce qu'actuellement c'est un certain scientisme style XX ème siècle qui tient le haut du

pavé: une réflexion philosophique sur l'exobiologie. Cette journée nous a fait parcourir un certain nombre de domaines, allant de la notion de vie à la vie en dehors de la Terre, en passant par l'origine de la vie. Il est remarquable que depuis Hegel, Schopenhauer et Schelling, aucun philosophe ne s'est penché sur les questions d'exobiologie (ce qu'avant le XX ème siècle on appelait la pluralité des mondes), du moins à ma connaissance, alors que depuis les grecs il y avait un foisonnement de spéculations à ce sujet 2. Cette regrettable désertion me conduit à pointer sur les philosophes contemporains un doigt légèrement accusateur: s'ils laissent exclusivement le champ libre aux techniciens, qu'ils ne viennent pas se plaindre par la suite que nous vivons une époque dominée par la technique.

 

Je vais tenter de réfléchir à deux questions. Qu'est-ce que la vie? Quel peut être le sens de l'expression ``Origine de la vie''.

 

A propos de la question de l'essence de la vie, je voudrais signaler, sans avoir le temps de développer ce point, une très intéressante coïncidence: la simultanéité entre cette interrogation dans un contexte exobiologique et les question de bio-éthique qui vont atteindre des niveaux dramatiques que l'on est généralement loin de soupçonner et dont nous ne voyons aujourd'hui que 3les toutes premières prémisses. Il sera intéressant d'approfondir dans un avenir prochain les convergences de ces deux courants. Je suis sûr que cela pourra être extrêmement fructueux aux deux domaines.

 

Mon approche tentera d'être la plus scientifique possible, c'est-à-dire partant de l'expérience, au sens phénoménologique du terme, autrement dit de la pratique. Nous ne pouvons que constater que toute pratique fait toujours intervenir un instrument particulier, le langage. On ne peut se débarrasser de cet instrument. Vous savez que les astronomes ont l'habitude de se gausser de l'homme de la rue qui, 3 siècles après Copernic, croit toujours que c'est le Soleil qui tourne autour de la Terre. Mais les philosophes ont hélas tout autant à déplorer que, deux siècles après Kant, la plupart de leurs collègues physiciens, chimistes et biologistes croient toujours que les concepts sont issus de l'expérience qui les précéderait. Pire, ces derniers n'ont pas renoncé à l'idée qu'il y a une réalité en soi. La mécanique quantique a pourtant montré qu'un système n'a pas de propriété en soi (seul le couple système + appareil de mesure a une impulsion ou une position par exemple). Je résumerais cette situation en disant que seule les apparences de nos instruments, integrées à un discours, ont une valeur scientifique. Je vais appliquer cette démarche à la notion de vie et à son origine en accordant la place qui lui revient à cet instrument particulier que je signalais: le langage. Plusieurs exposés précédents vous ont apporté des informations factuelles immédiatement compréhensibles. Je ne suis pas dans cette situation, puisque dans les 20 minutes qui me restent je dois vous présenter de nouvelles manières de penser qui ont mis au moins 80 ans à se décanter. De plus, je me heurte à un préjugé: que, malgré la mécanique quantique et la relativité, le bon sens suffit à aborder ces questions. Je suis plutôt dans la situation d'un mathématicien qui ne pourrait que présenter des théorèmes sans avoir le temps d'exposer les démonstrations. Mon approche ne sera pas exactement épistémologique. D'abord il y a un danger qui guette les épistémologues, celui de devenir des stratèges en chambre, qui vous expliquent après coup pourquoi telle bataille s'est déroulée de telle façon. Un peu comme ces économistes qui expliquent après coup le pourquoi de la conjoncture économique. Mais surtout, je ne partirai pas de bases philosophique. L'épistémologie reste trop en surface en ce sens qu'elle oublie les soubassements affectifs des constructions théoriques. Mon approche sera aussi moins passive, moins descriptive, plus engagée aussi. Je vais donc développer une approche par ce que j'appelle l'épistémo-analyse.

 

Qu'est-ce que l'épistémo-analyse? C'est une branche de la psychanalyse appliquée. C'est l'application des concepts de la psychanalyse à l'épistmé, c'est-à-dire à la construction des théories. L'épistémo-analyse est en quelque sorte à l'épistémologie ce que la psycho-critique est à la critique

littéraire classique. Bien sûr, le mot psychanalyse recouvre des théories différentes et toutes sortes de pratiques, allant de la psychologie des profondeurs jungiennes aux techniques américaines de l'adaptation sociale. Par psychanalyse, j'entends la psychanalyse freudienne classique, modulée par l'accentuation mise par Lacan sur le langage et le symbolique. On pourrait dire que dans ce cas aussi il s'agit aussi d'explications après-coup des phénomènes. Je montrerai qu'au contraire l'épistémo-analyse a un rôle plus actif que l'épistémologie, qu'elle modifie ce dont elle parle. Et en quelque sorte l'épistémo-analyse est comme la psychanalyse, c'est une thérapie déstinée à guérir des idées naïves.

Je m'en tiendrai à deux concepts-clé, bien qu'il y en ait plusieurs autres.

 

La relation d'objet

 

Le point de départ est la notion centrale de relation d'objet. C'est une notion complexe. Elle illustre qu'il n'y a pas toujours des atomes de la pensée qui seraient des sortes de concepts élémentaires, ou atomiques, à partir desquels on peut construire une architecture de concepts plus complexes, moléculaires en quelque sorte. Il n'y a pas, comme dans la logique formelle classique, une première strate qui serait celle des concepts élémentaires puis une strate de niveau supérieur qui seraient les concepts dérivés par combinaisons entre concepts élémentaires. C'est pourquoi j'appelle ce mode de pensée, que je vais illustrer par des exemples, la pensée non-stratifiée. Dans la relation d'objet, il n'y a pas d'objet indépendant de la relation. La relation d'objet crée son objet. Cette création est elle-même complexe. La relation d'objet remplace le terme freudien de pulsion. Chez Freud, la pulsion aussi avait un objet, mais aussi un but. Parmi les pulsions, il avait introduit la pulsion épistémophilique, dont l'objet consiste en les différents concepts. C'est elle qui va nous occuper. Une bonne illustration, assez universelle, de cette construction est la perception. Au départ de la perception, il y a, dans la conception courante, l'objet perçu. Mais ce départ n'est qu'un départ après-coup.

Pour compléter la description de la relation d'objet, il faut introduire une autre notion, l'après-coup.

 

L'après-coup

 

Nous en arrivons au coeur de l'épistémo-analyse. La notion d'après-coup a été inventée au XX ème siècle, mais il va encore falloir attendre plusieurs années avant qu'elle ne fasse son chemin dans ce qu'on appelle la culture. Le point de départ est une reflexion sur le langage. Les scientifiques durs croient qu'un langage est un code inerte établi entre une chose et un signe (un mot s'il s'agit du langage naturel). C'est cette croyance, naïve, qu'il faut défaire. Les linguistes ont depuis longtemps établi une distinction entre deux types de mots: les constatifs, qui relèvent effectivement d'un code, et les performatifs. Les performatifs sont des exemples d'une notion introduite par J. Austin, les actes de langage 4. Un performatif ne désigne pas une réalité extérieure à lui-même, il désigne sa propre production ou énonciation. L'exemple classique est celui d'un d'un président d'assemblée qui déclare ``La séance est ouverte''. Cette phrase ne désigne pas une réalité objective qui existerait indépendemment et en dehors d'elle même: elle crée ce qu'elle désigne et désigne ce qu'elle crée. Notez au passage qu'on peut éclairer par cette notion d'acte de langage la découverte majeure du physicien John Bell qui a démontré mathématiquement que l'hypothèse qu'un objet quantique a des propriétés en soi avant de mesurer ces dernières est en contraction avec l'expérience de laboratoire. En ce sens, un acte de mesure est un acte de langage 5. A partir de là, par un raccourci un peu massif imposé par le peu de temps qui m'est accordé, j'en arrive à la conclusion dégagée par la reflexion de ces dernières décennies: tout mot est performatif, il n'y a jamais de constatif pur. Autrement dit, tout mot crée toujours ce qu'il désigne et désigne ce qu'il crée. Il le crée à partir d'une relation d'objet, qui peut être une perception la plupart du temps. La perception est sui-generis. C'est le langage qui construit l’objet en le détachant de la perception primitive. C'est le mot table qui crée cette table à partir d’une perception. C'est ce que je vous demande de croire, d'accepter. Mais par ailleurs le langage se présente néanmoins toujours comme désignant une réalité antérieure à lui-même, bien qu'elle soit en tout rigueur postérieure. Il est dans sa nature que tout énoncé, il y a des exceptions, se décompose en sujet et prédicat. C'est là qu'est le piège car c'est cette structure qui semble donner consistence à l'objet. Il y a comme une contradiction entre cette structure syntactique sujet-prédicat qui objectivise l'objet et le fonctionnement même de la langue qui est préalable à l'objet. C'est de ne pas analyser cette contradiction que naissent leurres, pièges et malentendus. L'après-coup désigne ainsi ce mécanisme, ou cette situation, par laquelle dans un premier temps le mot crée la chose, mais que dans un deuxième temps il ésigne comme extérieure à lui-même et antérieure ou préalable à son énonciation. On peut dire que la chose est une chose après coup. On pourrait croire qu'il s'agit d'une logique de cercle vicieux qui n'apporte rien de concret. Cela tient à la description un peu littéraire dont j'ai du me contenter faute de temps. Mais cette logique a pu être mathématisée en sortant de la logique des prédicats et de la mathématique ensembliste 6. Il faut ajouter que la chose est détachée du mot qui la crée par une opération symbolique: un symbole en l'occurence est cette dimension qui donne au mot la valeur de concept, avec ce que cette notion introduit de généralisation, d'abstraction. Quand je dis ``cette table'', en même temps je crée la table et j'affirme son appartenance à la catégorie à priori de table. Il en résulte que les énoncés ne sont pas tous des prophéties auto-réalisatrices, car les choses construites, ou plutôt leurs attributs, sont, en tant que symboliques, soumis aux lois de la logiques qui empêchent de construire n'importe quoi. Dans cette perspective, la source somatique des pulsions et des perceptions est une source après-coup. On peut la rapprocher de ce que Jean Laplanche appelle l'objet-source 7, dans la mesure où c'est un objet construit. Avec ces deux notions, relation d'objet et après coup, il est déjà possible d'aller assez loin dans leurs applications à l'exobiologie.

Applications

Quelles conséquences tirer de ces analyses pour l'exobiologie? Changent-elles les stratégies de recherche de la vie dans l'univers? Oui et non. Non en ce sens qu'elles n'infléchissent pas le détail des expériences et des observations. Oui dans la mesure où elles doivent orienter les choix des expériences et surtout leur interprétation, c'est-à-dire leur traduction en langage naturel.

Notion de vie

 

La réflexion sur la vie est faite par des vivants, qui se perçoivent comme tels. Comme tels c'est-à-dire comme animés par des motions dynamiques, comme les émotions, l'espoir. Bref un vivant est un désirant. De plus un vivant concède et confère le caractère de vivant à des objets s'il peut projeter en eux ses capacités de désir, et s'il peut échanger avec eux des affects qui sont autant de relations d'objet. Le premier vivant que rencontre un humain est sa mère avec qui il a des échanges qui sont le prototype de la relation d'objet. La notion de vivant est donc non seulement primitivement mais exclusivement psychologique. Pour reconnaître un vivant, des notions physiques comme l'auto-organisation, avec ou sans influence sur l'environnement, avec ou sans reproduction, avec ou sans erreurs dans la réplication ne cernent par conséquent pas ce dont il s'agit. En effet toutes ces notions se retrouvent dans le monde minéral. Par exemple, les étoiles, que nul ne voudrait qualifier d'organisme vivants. L'exo-vie sera plutôt construite à partir de perceptions sur lesquelles différents registres symboliques projetteront le qualificatif de vivant. Elle ne sera pas découverte d'une vie existant en soi, elle sera une construction. Cette construction comporte de la projection. Pour faire comprendre ce que je veux dire, je prendrai l'exemple d'une machine constituée de capteurs et moteurs et dont la morphologie comporte 4 pattes, une tête et deux yeux. Vous ne serez, scientifiquement, pas enclins à l'appeler vivante, et pourtant vous ne pourrez vous empêcher d'en parler comme d'un animal. Pour développer un peu mon propos, il est erroné de dire que la vie est caractérisée par la complexité. Celle-ci caractérise l'analyse physique de la vie, ce qui n'est pas la même chose. On peut avoir avec tout objet plusieurs types de relations: des relations symboliques (fondées sur le langage naturel) et des relations fondées sur l'analyse physique, i.e. s'appuyant sur des concepts physiques, forcément simples. En termes épistémo-analytiques, la vie est une relation d'objet. Il n'y a pas d'organismes vivants, il n'y a que des relations vivantes à des organismes. On peut formuler les choses autrement et se poser la question suivante. La vie est identifiée, depuis l'avènement et les succès de la biologie moléculaire en particulier, à de l'hypercomplexe. Elle est une modalité particulière de la complexité. On peut se demander s'il en sera toujours ainsi, si c'est une tendance irreversible. Je voudrais simplement rappeler à cet égard que la physique est en train d'opérer un mouvement exactement inverse dans l'un de ses domaines les plus fondamentaux, la mécanique quantique. Dans cette discipline il est rigoureusement impossible de reconstituer un appareil de mesure (nécessairement macroscopique) à partir de ses constituant élémentaires, atomiques ou corpusculaires. C'est à mes yeux l'une des évolutions intellectuelles les plus importantes de la science. Pour résumer: vie = affect = identification. L'imaginaire consiste alors en cette identification du sujet aux objets construits. Le mot imaginaire vient ici de l'image du moi construite à partir du stade du miroir bien connu 8. C'est en ce sens que traiter un organisme de vivant relève de l'imaginaire. Mon intention n'est pas de ``tuer'' l'imaginaire (on en a besoin pour vivre comme le montrent le besoin de littérature romanesque ou le cinéma) mais de le mettre à sa place, de l'identifier comme tel et de faire en sorte qu'on n'oublie pas qu'il est construction. Comme je l'ai dit dans mon introduction, il va y avoir une convergence entre es questions traitées ici et la bio-éthique. Dans le contexte exobiologique, on sera donc tout naturellement conduit à appeler exo-bio-éthique cette nouvelle discipline, celle qui consistera à réfléchir au caractère vivant ou non des structures détectées. Quelles leçons en tirer pour la recherche de vie dans les planètes extrasolaires? Premièrement, si l'essence de la vie ne réside pas dans des propriétés physiques objectives (comme une structure moléculaire par exemple), la détection de biosignatures comme des raies spectrales de l'oxygène ne constituera pas en soi une découverte de la vie. Je voudrais à ce propos ouvrir une parenthèse méthodologique. On a pu montrer que la production en quantité abondante d'oxygène sur une planète n'est sans doute pas due à des processus chimiques aussi simples que la photolyse directe de l'eau. Il faut probablement invoquer une chimie complexe. Sur Terre, la seule chimie naturelle (c'est-à-dire non provoquée par la technique humaine) produisant l'oxygène est la photosynthèse par des cellules végétales qui se répliquent. Mais pour le moment rien ne garantit que tout processus chimique complexe producteur d'oxygène est nécessairement lié à une réplication. Si donc l'on adopte la réplication comme définition de la vie, la production d'oxygène ne sera pas une preuve suffisante, dans le cadre-même d'une conception objectivant de la vie, de sa découverte. En fait, la découverte d'une vie autre ne sera pas un fait objectif, elle résultera d'un jugement, nécessairement subjectif, ou l'identification aura un rôle important. Elle ne s'appliquera que faiblement aux raies d'oxygène, un peu davantage à la chlorophylle, mais prendra tout son essort et son sens si on détecte soit des signaux très spéciaux, soit des formes macroscopiques sur les planètes extrasolaires. A l'identification il faut sans doute ajouter, s'agissant d'exobiologie, c'est-à-dire de biologie alternative, une dimension d'altérité, de nouveauté. Il faudra être capable de reconnaître une vie non identique à la vie terrestre. Là aussi la subjectivité et même l'identification sont importantes. On finira par appeler vivants des phénomènes pour lesquels on se sera habitué à les considérer comme tels. Pour me faire comprendre, j'invoquerai une analogie avec la peinture abstraite. La peinture a longtemps consisté à imiter la réalité, jusqu'au moment où elle a inventé des formes ex nihilo. Peut-être en sera-t-il de même avec des vies alternatives. On pourrait aussi, dans le même registre esthétique, dire que, comme la beauté qui ne désigne pas une attribut objectif d'un objet mais un sentiment du spectateur, la vie ne désigne pas un attribut objectif d'un ``organisme'', mais un affect de celui qui le contemple.

La vie n'a pas d'origine

La notion d'origine de la vie présuppose le temps. C'est lui qui permet de la voir comme une émergence. C'est inscrit dans l'étymologie de ce mot: ex-mergere, sortir de la mersion. On y repère bien une notion dynamique. Or on se heurte ici a un immense malentendu. Le paramètre T de la physique et des autres sciences qui, comme la chimie ou la biologie, mesurent des intervalles de temps avec des chronomètres n'est pas le temps. Cette idée n'est pas neuve, elle a été largement argumentée par Bergson et Heidegger par exemple, plus discrètement par Kant. C'est par conséquent une erreur épistémologique fondamentale, qui remonte à des siècles et qui depuis se perpétue, que d'appeler temps cette mesure par des chronomètres. Ce paramètre a sa pertinence: il est fondé sur l'observation des trajectoires des points matériels, trajectoires qu'il sert à paramétrer. Mais ce paramétrage n'est pas le temps, qui est le passage d'une valeur à une autre du paramètre. Rien de tel pour l'espace. Et ce passage n'a aucun statut, aucun droit de cité dans les sciences de laboratoire, n'est représenté par aucun concept, ne fait l'objet d'aucune mesure, d'aucune théorisation dans les sciences de la nature. Je mets au défi quiconque de présenter le moindre protocole expérimental, le moindre énoncé technique rigoureux où interviendrait ce passage. Le seul instrument qui fait exister ce passage est la langue naturelle. Il s'en suit que l'expression ``Il y a trois milliards d'années'' est un non-sens. S'il est vrai qu'on peut extrapoler mathématiquement la variable T pour lui donner la valeur -3 milliards d'années, c'est le ``il y a'', qui affirme une ek-sistence, une émergence de sens, un monde signifiant, qui n'a pas de sens. ``Il y a dix ans'' a du sens car il y a une mémoire associée. La grande tromperie est d'assimiler à une mémoire de ce type des objets, comme des fossiles par exemples, qu'on désigne à tort comme des traces. Ce qu'on appelle les traces ne sont pas les traces d'un passé qui aurait existé en soi, mais des objets actuels à partir desquels on construit un passé après-coup. Analysons comment ce passé est construit. L'idée centrale du modèle de construction du passé est que celui-ci est un leurre narcissique imaginaire, tout comme l'image de moi construite à partir du stade du miroir. Le moi s'identifie alors à cette construction imaginaire du passé. Insistons bien : ce qui est un leurre, ce n'est pas un je passé, c'est le temps passé lui-même. Alors que, comme l'a montré de façon convaincante Heidegger, être est toujours lié à la présence, y compris dans la dimension temporelle de ce mot 9, on ne peut donc le suivre lorsqu'il définit le passé comme un `ne plus' de l'être. En ce sens, le passé n'a jamais existé. Lorsque le sujet dit "je" au passé, il met en branle un dispositif analogue à l'identification dans le miroir, la surface réfléchissante de ce dernier étant remplacée par des "traces" (interprétées comme telles), combinées à la forme grammaticale passée des verbes de la langue. Mais qu'il soit bien clair que ce n'est pas un "je passé" qui est ainsi construit, c'est le temps (passé) lui-même. Aussi faut-il inverser l'ordre habituel entre trace et passé. Ce n'est pas le passé qui laisse des traces. Ce sont des signifiants, toujours actuels, qui sont interprétés comme traces et qui ne restituent pas un passé mais servent à le construire. Je ne conteste pas qu'il y ait une quête, un désir des origines, très puissants d'ailleurs. C'est une vérité psychologique 10. Mais ce désir ne justifie pas davantage l'existence de son objet que le désir d'être né sous une bonne étoile ne justifie l'astrologie.

 

Pour conclure, le temps n'a pas d'origine chronologique assignable; il a tout au plus une origine après-coup, contemporaine de l'origine du langage puisqu'il n'y a pas de temps sans langage. C'est pourquoi la vie ne peut pas avoir d'origine. La démarche proposée ici est au fond l'inverse de l'introduction de la perspective au XV ème siècle: la perspective faisait voir une troisième dimension à partir de lignes tracées sur une surface à deux dimension. Il s'agit ici au contraire de défaire la perspective temporelle qui fait voir à tort, tel un trompe l'oeil, une profondeur historique là ou il n'y a que la surface (certes douée d'épaisseur) d'un présent. Et si l'on tient, pour répondre à la question "Quand le temps a-t-il commencé?", à assigner un début au temps, la seule solution scientifiquement légitime est que le temps a commencé avec le langage.

 

 

Notes

  1. J. Schneider La "mise en intrigue" des origines. in "Sur les traces du vivant: de la Terre aux étoiles". F. Raulin-Cerceau, P. Léna et J. Schneider, eds, Le Pommier, 2002
    J. Schneider
    La nature n'a pas d'histoire, le Big Bang n'a jamais eu lieu. in Topique, no. 73, 2000.
  2. Epicure in Lettre à Hérodote. in "Lettres et Maximes". PUF
  3. J. Schneider Pour une biocybern-éthique.. in Colloque "Prospective et évaluation de la science et de la technologie". Commission Eurepéenne (Programme FAST), Bruxelles, 11 Juin 1993
  4. J. Austin, Quand dire c'est faire, Le Seuil
  5. J. Schneider The Now, Relativity Theory and Quantum Mechanics
    in Time, Now and Quantum Mechanics (M. Bitbol and E. Ruhnau Eds. ISBN 2-86332-152-8 Editions Frontieres, BP 33, 91192 Gif/Yvette Cedex, France).1994 (Figures à venir)
    J. Schneider, Time and the Mind/Body Problem: a Quantum Perspective
    American Imago, 54, 307, 1997. (version html)
  6. J. Schneider, La non-stratification in "La psychanalyse et la reforme de l'entendement". R. Lew Ed. Editions Lysimaque/College International de Philosophie. p. 147, 1997
  7. J. Laplanche, La pulsion et son objet, in "La révolution copernicienne inachevée". Aubier 1992
  8. J. Lacan, Ecrits, Le Seuil 1966, p. 93
  9. M. Heidegger, Temps et Etre, in "Questions IV", Gallimard
  10. P. Aulagnier, Un discours à la place de l'infans: (T0 - T1), in " L'apprenti historien et le maitre sorcier. Du discours identifiant au discours délirant", PUF

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