Publié dans:
"Zodiaque, la Revue"
no. 9, p. 58, Avril 2002

Une modalité extrême de l'autre:

la vie ailleurs que sur Terre


Jean Schneider

CNRS - Observatoire de Paris




Depuis les grecs (Metrodore de Chios, Democrite, Epicure, ...) se pose la question d'une vie autre que celle que nous connaissons: la vie ailleurs que sur la Terre. De nos jours la spéculation commence à faire place à l'observation et à l'exploration concrète. D'abord les entreprises de recherche d'une vie sur deux corps du système solaire (Mars, Europe) sont bien connues 1. Un territoire quasi illimité et beaucoup plus prometteur s'annonce avec les planètes au-delà du système solaire dont on a déjà découvert une centaine 2. Les astronomes vont s'employer à y chercher des signatures d'activité biologiques dans la décomposition spectrale de leur lumière (« biosignatures »). Notons que l'on part ici d'un a priori: on ne cherche, en partie par prudence méthodologique et en partie par conservatisme, que de la vie basée sur la chimie du carbone. Enfin, en plus de cette démarche « biologisante », des tentatives sont faites pour « communiquer » avec d'éventuels extraterrestres: écoutes les signaux radio en provenance de milliers d'étoiles dans le but d'y déceler un « message », envoi de signes gravés dans la sonde interplanétaire Pioneer (fig 1), envoi d'un message radio vers un amas stellaire (fig 2). Cette dernière démarche est sans doute plus hasardeuse car elle part peut-être d'a priori trop simples et sans ligne directrice bien claire Déconstruisons-en quelques présupposés implicites. D'abord, on se fait une idée peut-être trop simple de ce que doit être un « signal intelligent »: on suppose qu'il doit se réduire à un signal plus ou moins répétitif et organisé selon les lois de notre logique et de notre mathématique élémentaires; l'hypothèse sous-jacente étant que celles-ci ne peuvent être qu'universelles. Un présupposé encore plus fondamental consiste à adopter sans discussion la notion même de signal, en tant que signe. Or un « signe » est peut-être une notion trop anthropomorphique pour être adéquate. Il me semble méthodologiquement plus prometteur de commencer par chercher des planètes et ensuite d'y chercher la vie au sens biochimique du terme. On verra bien ensuite (pas avant de nombreuse décennies) comment celle-ci se comporte.


Tentons une approche épistémo-analytique du problème 3.D'abord, on a affaire à une difficile dialectique de l'altérite et de l'identification. La réflexion sur la vie est faite par des vivants, qui se perçoivent comme tels. Comme tels c'est-à-dire comme animés par des motions, comme les émotions, l'espoir. Bref un vivant est un désirant. De plus un vivant concède et confère le caractère de vivant à des objets s'il peut projeter en eux ses capacités de désir, et s'il peut échanger avec eux des affects qui sont autant de relations d'objet. Le premier vivant que rencontre un humain est sa mère avec qui il a des échanges qui sont le prototype de la relation d'objet. La notion de vivant est donc non seulement primitivement mais exclusivement psychologique. Pour reconnaître un vivant, des notions physiques comme l'auto-organisation, avec ou sans influence sur l'environnement, avec ou sans reproduction, avec ou sans erreurs dans la réplication ne cernent par conséquent pas ce dont il s'agit. L'exo-vie sera plutôt construite à partir de perceptions sur lesquelles différents registres symboliques projetteront le qualificatif de vivant. Elle ne sera pas découverte d'une vie existant en soi, elle sera une construction. Cette construction comporte de la projection. Pour développer un peu mon propos, il est erroné de dire que la vie est caractérisée par la complexité. Celle-ci caractérise l'analyse physique de la vie, ce qui n'est pas la même chose. On peut avoir avec tout objet plusieurs types de relations: des relations symboliques (fondées sur le langage naturel) et des relations fondées sur l'analyse physique, i.e. s'appuyant sur des concepts physiques, forcément simples. En termes épistémo-analytiques, la vie est une relation d'objet. Il n'y a pas d'organismes vivants, il n'y a que des relations vivantes à des organismes. On peut formuler les choses autrement et se poser la question suivante. La vie est identifiée, depuis l'avènement et les succès de la biologie moléculaire en particulier, à de l'hypercomplexe. Elle est une modalité particulière de la complexité. On peut se demander s'il en sera toujours ainsi, si c'est une tendance irreversible.


A propos d'une communication possible avec des extraterrestres (à sens unique pour commencer), il importe de se rappeler ce que nous ont appris par exemple Peirce et Habermas 4. La communication de sens ne se déroule pas sous la forme, décrite par la théorie de l'information, de l'échange d'un signal physique qui irait d'un émetteur vers un récepteur: la communication (de sens) est première et précède les communiquants, nous sommes a priori dans la communication. Dans cette perspective, les essais illustrés sur ces pages semblent bien naïfs. Mais on découvre ainsi que le sens constitue une sorte d'horizon qui nous enferme, puisque nous ne pouvons partir que du sens au sens humain (non par ses contenus, mais par sa structure). Toutefois, nous pouvons faire confiance à la surprise et à la nouveauté car, contrairement à ce qui se passe dans les sciences physiques, tout n'est pas calculable, prévisible dans le domaine du sens. Ces questions sont en fait en perpétuel mouvement: l'humain n'est pas un état mais un mouvement. Se découvre d'ailleurs par là une autre modalité de l'altérité: l'avenir comme impossibilté de tout prévoir.


Terminons par une réflexion sur la notion d'universel. Elle s'oppose à l'altérité qui suppose une diversité. L'unité, celle qui se rapporte par exemple à l'expression « pensée unique », tue l'altérité. En ce sens, il faut se méfier de ce désir répandu d'unicité de la science, d'universalité de la notion de vie 5. S'il y a des extraterrestres, ceux-ci auront des conceptions du monde différentes des nôtres et il n'est pas certain qu'il soit possible, ou souhaitable, de les unifier en une méta-conception unique. Plutôt que parler d'univers, peut-être faudra-t-il accepter un plurivers.


Notes:


1Voir Sur les traces du vivant: de la terre aux étoiles. Sous la direction de F. Raulin-Cerceau, P. Léna et J. Schneider. Editions Le Pommier (2002)

2Liste mise à jour en permanence sur Internet: http://www.obspm.fr/planetes

3Pour une explication de ce néologisme, voir J. Schneider L'exobiologie, l'imaginaire et le symbolique (Cahiers du centre François Viète, 2002). Disponible sur http://www.obspm.fr/~schneider


4Voir J. Habermas Théorie de l'agir communicationnel Fayard, 1987 et

J. Habermas Charles S. Peirce: à propos de la communication. In Textes et contextes : essai de connaissance théorique. Cerf, 1994. (Collection Passages). p. 9

5Voir par exemple le chapitre Vers une vie universelle (A. Brack) in Sur les traces du vivant: de la Terre aux étoiles. (op. Cit.)